enfantillages !
Le magazine des livres pour enfants & ados qui s'écoute et qui se lit
Quelles nouveautés jeunesse ? Quel livre pour mon enfant, mon ado ?
Connaissez-vous enfantillages ?
C'est un magazine consacré à la littérature jeunesse présent sur les ondes, via une émission bimensuelle sur Fréquence Protestante - un mercredi sur deux à 14 heures - et sur les internets, via des podcasts sur les principales plateformes et un webzine. Enfantillages mêle des chroniques - dont celle du plus jeune journaliste littéraire de France, Rémi - des reportages sur tous les lieux où l'amour des livres résonne et des interviews de grands auteurs et illustrateurs : Susie Morgenstern, Albertine, Timothée de Fombelle, Grégoire Solotareff, Muriel Szac, Douglas Kennedy, Tahar Ben Jelloun... ils sont une cinquantaine à être venus parler de cet éblouissement des lectures enfantines.
Les coups de cœur d' Enfantillages !
Tout nouveau tout beau
Juin 2021
Et aussi sur anchor, apple podcast, spotify etc
des filles dans l'histoire, des éclats de bonheur, un monde qui extravague...
Il
Ils ont volé nos ombres
De Jean-François CHABAS * , collection Les Héroïques, éditions TALENTS HAUTS, dès 13 ans.
Bagaa a 102 ans. D’une main tremblante, elle prend la plume pour raconter ce qu’elle a vu, ce qu’elle a vécu. Bagaa est née en 1918 aux abords d’une plage australienne aux « millions de coquillages blancs, étincelants », dans les eaux transparentes de l’océan Indien. Sa mère était seule. Elle avait seize ans. Elle s’appelait Bunjanmanha, « celle qui embrasse » en langue Yamaji. Son père, Irlandais venu chercher l’aventure sur l’île-continent, était reparti combattre en Europe, fauché à peine sorti de l’enfance, à dix-neuf ans, deux lunes avant la naissance de Bagaa. Métisse marda-marda, moitié Mundungu donc, ce mot qui désigne aussi bien les blancs que les créatures diaboliques, Bagaa McKenzie est rejetée de tous avant même d’avoir vu le jour. En ces temps-là, « le racisme était la norme, il n’était même pas discuté ». Elle a onze ans quand sa mère meurt à son tour. Bagaa est alors absolument seule sur cette côte désolée « où tout est péril », les éléments bien sûr – ici
« on meurt du désert et de l’océan » - mais aussi les hommes. Elle a pour uniques bagages deux javelots, une outre en peau de kangourou, un boomerang et cette langue anglaise apprise à sa mère par son père. Bagaa est seule mais rencontre dans le bush une autre solitude. Cette immense chienne sauvage, sang mêlée noire de jais, c’est Wilya, la mouillée. Bagaa feint d’ignorer la femelle dingo pour qu’elle s’intéresse à elle. Elle le sait, cet « animal de joie », c’est l’esprit de sa mère qui l’envoie. Elle a la science de l’eau dans un pays où rôde partout « la possibilité de la mort par la soif ». Wylia est à la fois la mère, la sœur, la fille et la seule amie de Bagaa.
Bunjanmanha lui avait dit de se méfier de tout et de tous mais le désir est si fort de
« sentir les ondes des gens et celle des bêtes. Il faut se trouver près d’eux, dans la réalité de la vie, pour savoir ce qu’ils sont ». Sur son chemin, Bagaa croise une faune sublime et effrayante, raie manta géante rose vif, sandflies suceuses de sang, requin-baleine capable d’avaler l’univers et fourmis-taureaux. Il suffit, selon les croyances immémoriales, de demander en pensée à ces créatures venimeuses de s’abstenir de vous tuer pour qu’elles vous épargnent. Avide qu’elle est, telle Montaigne, de frotter et limer sa cervelle contre celle d’autrui, Bagaa apprend, aussi, toutes les nuances de l’humanité. Les plus solaires comme ces pêcheurs de perles japonais en side-car qui, plus d’une fois, volent à son secours ou cette très belle femme qui la soigne sans un mot quand elle est blessée. Bagaa connaît aussi l’humain dans ce qu’il a de plus ténébreux quand, « stupide de curiosité », elle désobéit aux conseils de sa mère et s’approche des colons. Pareils aux fourmis blanches, ces repris de justice débarqués du vieux continent creusent et pillent le sol de ses ancêtres et tuent tous ceux qui se mettent sur leur chemin. Et puis il y a l’apparition du géant noir à la peau bleutée, Wan et sa silhouette de totem. Dans la lumière éclatante, au cœur des éclairs de diamant projetés par la réverbération du soleil sur les vagues, les gestes lents, il manœuvre sa pirogue. Il est venu de très loin à la rencontre de Bagaa pour qu’elle pénètre en territoire de magie et raconte ce qu’elle aura vu.
La langue très belle de Jean-François Chabas offre dans ce roman d’apprentissage bouleversant des pages inoubliables sur la splendeur du monde sauvage, les tornades bleu nacré qui dansent « sur l’océan telles des sorcières ivres », les coquillages camouflés en carte au trésor qui tuent plus sûrement qu’un cobra et un poisson-globe réunis. En cette terre de violence qu’est l’Australie, il analyse finement « la mécanique compliquée des êtres » où celui qui torture souffre de ce qu’il inflige. Face au mal absolu, y a-t-il une autre option que de mourir en esprit pour renaître invincible ?
Voici le récit d’un paradis déchu après la mise aux fers des autochtones. Ne rien dire, ce serait tenir tapi en soi « un animal répugnant et glacé ». Jean-François Chabas dénonce donc inlassablement le génocide à bas bruit du peuple aborigène. Tel est le pouvoir souverain de la littérature à nommer l’innommable.
* Retrouvez l'interview de Jean-François CHABAS dans Enfantillages !
Esther Andersen
De Timothée de FOMBELLE * , illustré par Irène BONACINA, éditions GALLIMARD JEUNESSE, dès 7 ans.
« C’étaient les vacances ». Les vacances d’été. Quatre mots, les mêmes pour tous, mais pour chacun, à son énoncé, le jaillissement d'un monde intime à nul autre pareil. Les siennes, le narrateur les passait chez l’oncle Angelo, fantasque collectionneur d’objets délaissés et donc, de livres. Balades à vélo, nouilles au beurre et Cacolac, les grandes vacances, juillet-août, deux moitiés d’éternité. Et puis un jour, c’est arrivé, ELLE est arrivée : Esther Andersen, debout dans les dunes, et la vie n’a plus jamais été comme avant. L’album format à l'italienne est un concentré de pudeur et d’émotion, d’humour aussi. L’harmonie est totale entre les mots de Timothée de Fombelle * et les aquarelles d’Irène Bonacina pour peindre ce tout premier amour. On ne peut concevoir que ce ne soit pas le début d’une longue et fructueuse collaboration.
* Retrouvez l'interview de Timothe de Fombelle dans Enfantillages !
Alicia prima ballerina assoluta
Scénario de Eileen HOFER, dessin et couleurs de Mayalen GOUST, éditions Rue de Sèvres, dès 13 ans.
Elle a créé l’école cubaine de ballet, pris sa retraite à 74 ans mais continué à enseigner la danse à l’aube de son centenaire. Alicia Alonso est la seule latino-américaine de l'Histoire à avoir été nommée « prima ballerina assoluta », dansant sur les scènes du monde entier les ballets des plus grands Béjart, Roland Petit, Balanchine.
La bande dessinée retrace l’itinéraire de cette interprète iconique de Giselle, devenue presque aveugle à dix-neuf ans, mais qui dansa encore et toujours, en se repérant sur scène grâce à l’éclairage. Semblable à l’astre du drapeau cubain, symbole de la liberté qui rayonne de sa propre lumière, la danseuse étoile fut une figure phare de la Révolution castriste. L’artiste au fort caractère avait juré de convertir à la danse classique l’île des fous de salsa.
Au fil de chapitres joliment nommés d’après les cinq positions, les évocations de l’âge d’or de la diva alternent avec les portraits de deux danseuses d’aujourd’hui, une enfant de la campagne qui intègre l’école de danse et une fille de sale obligée de danser la nuit en petite tenue devant les touristes pour survivre.
Car l’image parfaite d’un paradis égalitaire sous le soleil des Caraïbes se craquelle et laisse entrevoir le rejet systématique des danseurs d’ascendance africaine par l’ambassadrice du Líder máximo, le marché noir et le culte de la personnalité. Et derrière la beauté et la grâce, un art dévorant - « pour danser Giselle, il faut souffrir dans ta vie » - souris sous les vivats, malgré les pieds en sang d’avoir trop dansé ce ballet romantique qui affirme que l’amour est plus fort que la mort.
Regarde comme c'est beau
De GRANDPA CHAN et GRANDMA MARINA, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Nicolas PORRET-BLANC
éditions du LIVRE D EPOCHE, dès 10 ans.
Pas un jour sans une ligne, et sans un dessin pourrait-on dire. Deux grands-parents coréens presque octogénaires ont mis en pratique la locution latine en alimentant un compte Instagram de leur Drawings for my grandchildren, dessins pour leurs petits-enfants. Voici ces choses vues et autres pensées du jour réunies dans un petit volume aussi beau qu’inspirant. Au fil des migrations, les descendants des deux professeurs de Séoul sont devenus de petits new-yorkais ou des cariocas. S’ils grandissent loin, l’appli aplanit les barrières géographiques et linguistiques. « Cette chose qui t’a laissé une minuscule marque sur le cœur, c’est la peine qu’on appelle la séparation ». Eclats de bonheur et de nostalgie, Grandpa Chan est un vrai artiste et ce journal à quatre mains une mine de fulgurances douces et amères, entre maximes et haikus. Ainsi ce chien qui pleure, ces oiseaux bariolés, les Diamants de Gould, qui inspirent à Grandma cette question : « Rien ne surpasse la beauté de la nature. Est-ce que cela signifie que les humains sont beaux, eux aussi ? ».
Baba !
De Christophe LEON, éditions LA JOIE DE LIRE, dès 12 ans.
« Ce n’est pas moi qui ai choisi/Le Mektoub est mon destin ». Alger, juin 61. Une seule paire de claquettes pour deux, des têtes de mulet pour la soupe, on ne roule pas sur l’or mais on est heureux. Les courses folles dans la Casbah, fleur d’oranger, coriandre et ras el-hanout, les accords feulés d’Oum Khalsoum, un bus qui pétarade au loin, son pot d’échappement crachant des volutes de fumée noire, comme une « coulée de khôl sur la joue bleue du ciel ». Légère analepse : décembre 1960, les quartiers populaires d’Alger se soulèvent contre le colonialisme. Et la vie d’une enfant est dynamitée.
A douze ans, la violence absolue d’un changement de prénom : tu ne t’appelles plus Fatima, prénom jugé « sale et dénué de charme » par Madame. Tu seras désormais Francette qui rime avec proprette pour te civiliser, t’acculturer, te décaper et ôter en toi toute trace d’arabité. « Ne pleure jamais quand quelqu’un t’a blessée, disait ‘Umi, son rayon de soleil de mère. S’il le faut, mords-toi les joues jusqu’au sang mais ne lui fais pas cet honneur. » Exilée à Paris à l’heure où l’on balance ses compatriotes dans la Seine, l’ado croise heureusement la route de deux anges gardiens, Salim le porteur de valises et Solange, l’ancienne beauté lessivée par la vie au prénom d'héroïne de Genet. C’est pourquoi, Fatima est là, un demi-siècle après, pour raconter cette histoire, à la fois personnelle et collective, sous la plume habitée de Christophe Léon.
Mais où sont mes doudous ?
De Martine CAMILLIERI, éditions NATHAN, dès 18 mois.
Mais où sont mes doudous, vous avez une idée vous ? La plasticienne Martine Camillieri a plongé dans le coffre à jouets pour y extraire des trésors acidulés et manufacturés et scénographier une histoire pour les tout-petits. Le héros de cette toy story kitsch et arty est le poupon Kewpie, bien connu des gastronomes nippolâtres avec ses grands yeux bleus étonnés et sa mèche mi-houppette mi-accroche-cœur qui orne tous les tubes de mayonezu de l’archipel. L’intrigue est connue : si les objets transitionnels se dérobent à son regard, c’est qu’ils trament en secret une surprise de chef. L’artiste reconstitue dans les moindres détails la maison du bébé de celluloïd. En quelques doubles, un monde s'anime sous nos yeux ravis. C’est rythmé et jubilatoire, bourré de clins d’œil et de gags. De l’art de poétiser ces miniatures du monde adulte où Barthes flairait, pourtant, le piège idéologique…
Mundo pataquès
D'Alain SCHNEIDER, éditions VICTORIE MUSIC, dès 8 ans.
Commençons par où tout commence, « ce drôle de nœud, étrange fleur de peau »,
« y’avait ta mère au bout du fil, z’avez été coupés » et faisons le point sur notre humaine condition en cette ère de pandémie. Les masques, les écrans omniprésents, « écran-totem/Ecran total qui nous cache le soleil », nous voici « mangés » par l’image et la folie du « moi, moi, m’avez-vous vu », pertinente traduction du selfie. Notre Mundo Pataquès ne tourne plus rond et nous n’y sommes pas pour rien. Sans démonstration appuyée ni grandiloquence, les maux de notre époque - pédocriminalité, crise des réfugiés, crimes contre l’environnement - sont pointés sur des rythmes joliment chaloupés, illustrés par des dessins hyper expressifs, entre graffs et Guernica. La planète extravague : pourquoi ne pas laisser le gouvernail au grain de folie, aux créateurs et à tous ceux qui font des pas de côté ?