L’Enfant Pan est une réécriture du Peter Pan de Sir James Matthew Barrie, le roman culte paru en 1911 et depuis tant de fois adapté. Un texte si célèbre qu’il fait partie de notre imaginaire à tous, qu’on l’ait lu ou pas. On peut d’ailleurs lire sa réécriture et l’apprécier sans connaître l’œuvre source. Et si on la connaît, c’est un jeu très stimulant de tenter de découvrir les mille et une façons dont les éléments en ont été modifiés, redistribués, reflétés comme un kaléidoscope de fiction.

​

Le récit commence dans un décor bucolique, au pays des fées, des lutins et des centaures. Un enfant triste – on ignore qui il est – prête une oreille distraite à la légende des Enfants perdus. Sont-ils tombés de leurs berceaux avant de disparaître à jamais ? Ont-ils été enlevés par des êtres malfaisants ? On a à peine le temps de visualiser les options que le roman bascule net dans un univers réaliste et sombre à la Dickens.

Nous voici dans l’East End, l’un de ces quartiers pauvres de Londres où des enfants des rues, la plupart du temps orphelins,  vivent de mendicité et de petits larcins. Dès l’âge de cinq ans, les petits font les poches des bourgeois pour le compte de receleurs, semblables au Fagin d’Oliver twist. Leurs sœurs sont serveuses dans des tavernes mal famées, quand elles ne vendent pas leur vertu pour quelques shillings. Considérés comme « un danger pour eux-mêmes et un péril pour la société tout entière », ces enfants perdus sont envoyés par le juge Matthews à l’Oiseau blanc, institution londonienne, pour y être redressés.  Nouveau clin d’œil à l’œuvre-source : Le Petit Oiseau blanc, c’est le nom du roman où le personnage de Peter Pan est apparu pour la première fois sous la plume de J. M. Barrie, et Matthew est le deuxième prénom de l’écrivain.  A l’instant-même où Peter entre à l’Oiseau blanc, le frère aîné d’un des pensionnaires est jugé pour en avoir égorgé un autre. Il s’est enfui du tribunal où il risquait la corde.

C’est dire si une atmosphère pesante et inquiétante, bien loin de l’image innocente et merveilleuse associée à Peter Pan, règne dès les premières pages. Chaque gamin ici doit « faire avec son histoire douloureuse ». Et celle de Peter est particulièrement dure. Les lignes qui suggèrent ce qu’il a enduré chaque nuit de la part d’Oncle Will sont d’autant plus fortes qu’elles laissent deviner l’innommable sans le dire.  On comprend  pourquoi   « cet étrange garçon aux yeux verts » a dû « se protéger des ombres menaçantes du soir », pourquoi il est toujours sur ses gardes, pourquoi il a juré de ne pas grandir. « Les adultes m’ont fait trop de mal pour que j’envisage de devenir un jour l’un d’eux, tu comprends ? ».

Le roman joue avec les personnages et les épisodes qu’on a tous en tête et multiplie les pistes, car l’idée est que « notre vie est tissée par des fils qui nous échappent ». Ainsi, la fée Clochette se dédouble en deux petites sylphes en perpétuel désaccord, Malice et Etincelle. Wendy Darling, la petite maman idéale des Enfants perdus, apparaît sous les traits d’Amanda Kindman, la fille du directeur de l’Oiseau blanc qui aimerait tant que Peter ressente pour elle un amour plus mature : « il faut grandir », lui répète-t-elle. Neverland est ce Pays-de-Nulle-Part « où s’efface le temps », où l'on retrouve « l’esprit de l’enfant, la jeunesse, l’innocence », les effrayants pirates à bord du Jolly Roger, les Indiens, les sirènes, une pendule et un crocodile, sans bien sûr oublier le Capitaine Crochet, mais les rôles sont redistribués, ré-agencés, réverbérés.

« Toutes les histoires valent d’être vécues », rappelle ce roman qui dévoile le secret vénéneux au cœur du personnage de Peter Pan : « nos secrets les plus sombres ne sont que des fleurs qui nous dévorent l’âme »